UGETSU MONOGATARI 雨月物語 (1953) (« Contes de la lune vague après la pluie »)

Rédigé par Christian

          Bonjour, j’ai prévu de présenter 3 films japonais : j’ai choisi « Ugetsu monogatori » de Mizoguchi, « L’île nue » de Kaneto Shindo et un autre de Kurosawa, mais je ne sais pas encore lequel. J’ai fait des commentaires du premier film plus loin, mais je vous conseille bien sûr  de voir le film avant. Ce sera bien mieux.

        Le cinéma japonais est né en 1898, 2 ans après l’arrivée du kinéscope Edison à Kobe. Mizoguchi Kenji est né lui aussi en 1898 (le destin ?) et prendra aisément le train en marche. Il deviendra même locomotive…

Les toutes premières années de sa vie se passent bien mais dans un milieu assez pauvre. Rapidement son père est ruiné par la guerre Russo-Japonaise (1904-1905), d’abord par l’instauration d’impôts trop lourds lorsqu’il était charpentier, et ensuite par de mauvaises affaires dans le textile en fabriquant trop tard des vêtements pour les militaires dont il ne vendra pas un seul exemplaire, la guerre se terminant plus vite que prévue. La misère s’installe, sa mère meurt peu de temps après et son père, ruiné, vend sa sœur comme geisha à une maison close. Des événements traumatisants dont Kenji ne se remettra jamais.

          Comble de la perfidie, c’est avec l’argent que gagne sa sœur qu’il pourra faire des études de dessinateur et après de cinéaste. Mais comme il n’y avait pas encore d’école à proprement parler, c’est sur le « terrain » qu’il fera ses études. Il comprend tout très vite et le cinéma devient non pas un métier pour lui, mais « toute sa vie ». Il meurt en 1956.

L ‘histoire

          « Les Contes de la lune vague après la pluie » est une histoire tirée de légendes dont les visions mystérieuses ne cessent d’enchanter le lecteur moderne. Il faut s’imaginer dans les années 50, le film est sorti en 1953.

          Le scénario est tiré d’un conte d’Ueda Akinari, mais aussi d’une histoire de Guy de Maupassant, l’écrivain préféré de Mizoguchi !

          L’histoire se déroule au XVIe siècle à Onoe, petit village au nord-est  du lac Biwa. Genjuro, un potier vivant très modestement, décide d’aller vendre plus de poteries à la ville, pour s’enrichir (désir d’argent), accompagné d’un paysan, Tobei, qui lui rêve de devenir samurai: « Y’en a marre de la misère » dit-il (désir de gloire). L’armée de Shibata arrive bientôt, ce qui fait monter les prix. On peut s’enrichir certes en vendant les poteries plus chères, mais à cette époque l’armée est constituée de soldats sans éducation, elle est donc aussi pilleuse et violeuse de femmes et constitue un grand danger. C’est aussi une époque de brigands.

          Les femmes, elles, ne sont pas d’accord pour que leurs maris se lancent dans des aventures qui ne sont pas « de leur niveau », d’autant plus qu’elles se retrouvent seules dans un monde très insécurisé. Elles parlent comme le chef du village, un sage: « L’argent gagné facilement n’est pas bon ». Tous les habitants fuient avant l’arrivée des soldats et reviennent constater les dégâts, mais le potier a de la chance, les soldats n’ont pas touché aux poteries qui cuisaient dans le four. Il va donc pouvoir aller les vendre. Ici commence le début du conte, mélange de réalité et de  rêve, le fantasme du potier, relayé par le monde des fantômes, important au Japon à cette époque.

          Il rencontre une belle princesse en compagnie de sa gouvernante qui tombe amoureuse de ses poteries, « les plus belles qu’elle aie jamais vues » et la suit dans son château. Il l’épouse et vit le bonheur parfait, jusqu’au jour où apparaissent sur son corps des kanji indiquant qu’il est déjà marié et qu’il doit fidélité à sa femme. La princesse le découvre et en est horrifiée. C’est en quelque sorte la fin du rêve, brutale, il doit fuir…

          Pendant ce temps, Tobei, qui l’a suivi à la ville (dans le réel ?), réussit à devenir samurai, mais par un acte lâche qui lui a permis de ramener la tête d’un général. S’arrêtant dans une maison de prostituées avec « ses soldats », il tombe sur son épouse que les soldats ont violé et qui a dû se prostituer pour vivre. C’est le désespoir et la honte mais aussi les retrouvailles.

          Le retour de Genjuro est encore plus brutal, puisque le chef du village lui annonce que sa femme a été tuée par des soldats voulant lui voler la nourriture pour son fils. Elle l’a défendu bec et ongles, mais un coup de lance malheureux d’un soldat soûl l’a transpercé.

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Quelques commentaires sur le film.

  • On est dans le genre jidai-geki, film historique, par opposition au gendai-geki, film qui traite de l’époque contemporaine.
  • « Ugetsu », le titre du film, c’est le mois de la lune de pluie, période pendant laquelle il pleut beaucoup, plusieurs semaines. Parfois le ciel s’ouvre et la lune est visible, la nuit est alors entourée d’un halo dû aux vapeurs montantes des rizières, d’où la traduction française : « Contes de la lune vague après la pluie ».
  • Le film est en noir et blanc, je dirais gris aussi, avec toutes les teintes possibles et imaginables, comme l’étaient les films de l’époque avant l’avènement de la couleur.

Des plans impressionnistes envoûtants, sortant des brumes sur le lac, annoncent le passage dans le monde des fantômes. Ce passage est troublant parce qu’il y a un mélange entre le réel et l’imaginaire  et on est un peu perdu.

  • Mizoguchi utilise plusieurs techniques de cinémas :

Des plans fixes où l’on peut voir deux personnages au maximum.

Des plans fuyants où l’on peut voir les acteurs venir de loin et s’approcher de la caméra.

Des plans séquences où la caméra suit les acteurs et permettent ainsi une continuité dans l’action, facilitant les raccords.

Un traveling permettant de passer d’un paysage à un autre en deux ou trois secondes, assez surprenant d’ailleurs.

  • Esthétique particulière

Une lenteur générale qui s’étire puis ellipse soudaine (héritage du théâtre kabuki ? Mizoguchi connaissait toutes les formes de théâtre de l’époque !)

On ne voit pas tellement le ciel, dans le Shintoïsme les esprits viennent habiter les arbres, les montagnes, les pierres, mais ne vont pas au ciel comme dans d’autres religions. L’action est bel et bien là où vivent les personnages. J’ai eu un peu la sensation d’un monde fermé dans l’espace, seuls les personnages comptent vraiment.

  • Les femmes

Myagi, la femme de Genjuro, est mal à l’aise avec les beaux kimono, c’est à dire le luxe, elle préfère les valeurs du foyer, ça lui suffit. Mais elle s’oppose aux désirs masculins, images de croissance, d’expansion, de désirs d’objets, peut-être hors d’atteinte mais qui constituent une dynamique sociale. Aujourd’hui on se retrouve dans la même problématique : faut-il continuer la croissance ? Genjuro veut être riche mais veut aussi rester avec sa femme.

Omaha, la femme de Tobei, est belle, elle se tient droite et le domine largement, lui qui est un peu voûté et qui veut finalement montrer toute sa puissance à cette belle femme, d’où l’intérêt de devenir samurai. La façon dont Mizoguchi le présente lorsqu’il est samurai, le ridiculise clairement et laisse penser qu’à ce moment on est dans le rêve. C’est le fantasme de Tobei.

  • La guerre

La question posée est de savoir si la guerre est un phénomène imposé de l’intérieur ou de l’extérieur. C’est l’éternel conflit de l’être humain. Les hommes poursuivent un rêve et un désir en « conquérant le monde de façon souvent agressive », mais cette conquête détruit en même temps ce rêve. Le chef du village dit : « Ils ont des désirs imbéciles ».

Le sens religieux du Bouddhisme tend à annuler toute velléité de conquête, il faut accepter le monde tel qu’il est. En général on peut dire que l’Histoire montre qu’on veut être en accord avec l’univers mais qu’on veut aussi le conquérir. Le meilleur exemple est celui des fusées V1 et V2 , pendant la guerre, qui ont conduit à la conquête de l’espace et à mettre le pied sur la lune…

En tous cas, pour Mizoguchi, la guerre est responsable de la misère des plus démunis.

  • Les 4 éléments

Les 4 éléments sont représentés mais avec une dominante de la terre et l’eau.

La terre, c’est la glèbe que travaille le potier. Mizoguchi a fait un stage de poterie pendant 3 mois pour pouvoir reproduire la façon d’être d’un potier et montrer son aspiration à sublimer son propre travail. C’est aussi par la terre qu’on retrouve les forces vives, le réel et le sens commun.

L’eau est reliée au féminin, l’eau douce d’un lac mais avec toute l’ambiguïté d’une traversée dangereuse. C’est d’ailleurs l’épouse de Tobei qui conduit la barque… l’eau, le retour inquiétant à la mer/mère…

  • Musiques

Il y a deux sortes de musique. L’une accompagnant le réel, on entend de la musique annonçant un drame, avec seulement une voix très basse et des percussions un peu lugubres, des flûtes, du shamisen, genre musique de kabuki (je ne connais pas la musique japonaise mais j’ai eu la chance d’assister à une pièce de kabuki à Tôkyô et la musique du film m’y fait vraiment penser). L’autre pendant les moments idylliques, on entend des flûtes et du shamisen surtout mais la musique est plus gaie.

          Il y a encore des choses à dire mais je vois que c’est un peu long. Mes références viennent, d’une part, de deux livres sur Mizoguchi, l’un écrit par  « Les Cahiers du Cinéma », l’autre par Yoshikata Yoda, principal scénariste et ami du réalisateur pendant 20 ans, et, d’autre part, d’une remarquable émission sur France culture qui « décortique » le film !

          J’ai écrit quelques réflexions personnelles aussi. On peut voir par ce film combien Mizoguchi est marqué par son enfance, comme dans la plupart de ses films, ne cédant jamais rien au réalisme social ainsi qu’à la situation de la femme dans la société, qu’il dénoncera jusqu’à son dernier jour..

Amicalement.

Christian